Et puis tout a changé quand les bourses du Vieux continent, du fait de l'ouverture des marchés à la concurrence, se sont alignées sur les pratiques en vogue de l'autre côté de l'Atlantique, chez l'Oncle Sam, là où l'herbe est toujours plus verte même quand elle n'est pas synthétique. Il fallait que l'argent circule de plus en plus vite, frénétiquement, voilà tout ; et pour cela il fallait décloisonner les marchés et déréglementer. S'est ouvert alors le règne des conglomérats bancaires intervenant dans plusieurs métiers : la banque traditionnelle, la banque d'investissement et l'assurance. S'est ouvert alors le règne des fonds d'investissements, des raids boursiers, du financement des fusions-acquisitions, des prêts pourris et toxiques, des délocalisations boursières ; le règne du court-terme. On ne boit plus le thé le petit doigt en l'air aujourd'hui, on décapsule une bière avec les dents comme on le ferait avec une grenade. Aujourd'hui, les spéculateurs, les banquiers et autres philanthropes règnent sur le monde, imposent leurs lois avec la connivence des gouvernements acquis à la doxa néo-libérale. On se croirait revenu au milieu du 19e siècle. Car écoutez plutôt ce qu'écrivait en 1857 le vieux Pierre-Joseph Proudhon dans son Manuel du spéculateur :
« Que le gouvernement fasse des lois contre les associations, les réunions, les attroupements ; qu’il interdise à la presse la discussion de ses actes ; qu’il prévienne et réprime, par des avertissements officieux et officiels, jusqu’aux velléités d’opposition ; qu’il prétende dominer ce qu’il y a de plus indomptable, l’opinion, et donner le mot d’ordre à l’esprit public comme à ses préfets : il ne peut empêcher que chaque jour, à heure fixe, au centre de Paris, trois ou quatre mille individus, ardents, turbulents, passionnés, se réunissent en une sorte de club où se débattent les plus hautes questions de la politique et de l’économie, la protection et le libre échange, la paix et la guerre, la confiance et la crise. (…) si l’on considère les puissants intérêts qui s’agitent dans cette assemblée, dette de l’État et des communes, banques et institutions de crédit, canaux et chemins de fer, navigation fluviale et maritime, assurances, mines, forges, filatures, raffineries, usines, biens meubles et immeubles, on peut dire que l’élite de la nation, le pays légal, comme on l’appelait sous le dernier roi, se trouve à la Bourse. Les principes qui régissent la société, son esprit, sa conscience, ses idées sur le juste et l’injuste, viennent se résumer dans ce sommaire. (…) La puissance nouvelle, la féodalité boursière a tout envahi, tout remplacé ; elle seule a le privilège de soulever les passions, d'exciter l'enthousiasme et la haine, de faire battre les cœurs, de relever la vie. C'est pour elle que l'armée veille, que la police fonctionne, que l'université enseigne, que l'église prie, que le peuple travaille et sue, que le soleil éclaire, que les moissons mûrissent, que tout pousse et fructifie. Son esprit envahit l'Europe entière. »

Et le vieux Proudhon nous livrait cette sentence qui a gardé toute son actualité : « La Bourse est le pouls que doit palper le pathologiste afin de diagnostiquer l’état moral du pays. (…) Sommes-nous tous gangrenés ou reste-t-il quelques âmes saines ? »