Soutenu par ses proches, Jean-Luc a essayé de lui faire la peau à ce fichu crabe. Il aurait aimé le prendre par le colbac et le balancer loin des quais, dans les remous du fleuve. Car Jean-Luc ne voulait pas de notre pitié, de notre compassion. Il voulait se battre, et il s’est battu jusqu’au bout. Jusqu’au bout de ses forces. Il s’est battu pour lui, son épouse, ses mômes. Il s’est battu aussi pour ses potes, ses camarades.
Car voyez-vous, le docker a beau être fort, costaud, dur au mal, teigneux même, il meurt, et plus souvent qu’à son tour, de ce foutu cancer. Fatalité disent les uns, conséquence d’une vie dissolue affirment d’autres. Parce que c’est censé boire jusqu’à la lie un docker, et fumer clope sur clope. Et se battre, et gueuler et griller sa vie sans souci du lendemain. Images d’Epinal.

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Le docker n’est ni un ange ni un démon. Ce n’est qu’un homme qui bosse sur les quais, qui charge et décharge ; et c’est cela qui le tue. Le docker le sait : il peut mourir ou s’estropier, en fond de cale, victime d’une bille de bois qui se détache. Le docker le sait : il peut mourir à cause de cette putain d’amiante qu’il a déchargée sans masque pendant des années. Le docker apprend à savoir maintenant qu’il peut mourir à force d’inhaler les fongicides, les pesticides et autres saloperies chimiques qui sont répandus allègrement dans les conteneurs à marchandise, sur les billes de bois exotique. La chimie, ça tue les rats, les nuisibles, et ça tue des dockers.

Jean-Luc a voulu comprendre si c’était la fatalité qui s’était emparée de son corps. Avec d’autres, il a mené son enquête et il s’est aperçu rapidement que la fatalité avait jeté massivement son dévolu sur les gars des quais de Nantes et Saint-Nazaire. Et sur ceux de Marseille-Fos. Et sur ceux d’ailleurs, sans nul doute. Avec d’autres, il a monté une association pour que les dockers et travailleurs portuaires cessent de perdre leur vie en la gagnant, pour obliger les patrons et les décideurs des ports à engager une réelle politique de prévention des risques professionnels. Jean-Luc est mort, mais les autres sont là. Et j’en serai.

En mars dernier, lors d’une rencontre sur les maladies professionnelles en milieu portuaire, rencontre que Jean-Luc a portée malgré la maladie, un vieux docker marseillais a déclaré : « Il n’y a pas un mètre linéaire sur le port de Marseille qui ne nous rappelle la mort d’un ami, d’un frère ou d’un camarade. On pensait avoir touché l’horreur, mais nous avions tort. Dans tous les ports, chaque année, on perd des camarades. Aujourd’hui, j’ai une pensée pour les jeunes parce qu’il ne faut pas qu’ils subissent cela. J’aimerais te remercier Jean-Luc, parce qu’il y a une chose que je ne supportais pas : que l’on meure en silence. Aujourd’hui, on se meurt, mais on le crie à tout le monde. »

Jean-Luc est mort mais il sait qu’on continuera à se battre parce qu’on le lui doit et parce qu’on le doit à tous ceux qui se refusent à tirer leur révérence dans l’anonymat.