Si d'aventure on demande à « l'homme de la rue » de livrer en quelques mots sa vision de l'Amérique du nord du 19e siècle, à n'en pas douter, il répondra cow-boys et indiens, Géronimo et Custer, coton et esclavage, ruée vers l'or et conquête de l'Ouest ; car notre vision de l'Amérique doit tout au western et à l'image qu'en a donnée Hollywood. D'où l'importance du livre de Louis Adamic, immigré yougoslave devenu militant révolutionnaire dans cette Amérique de tous les possibles, livre sorti en 1931 de l'autre côté de l'Atlantique et aujourd'hui enfin accessible en français grâce à une jeune maison d'édition militante : Sao Maï.

Les Editions Agone nous avaient fait découvrir Howard Zinn et son imposante Histoire populaire des Etats-Unis qui comprenait plusieurs chapitres dédiés au mouvement ouvrier1. Auparavant, Marianne Debouzy nous avait offert un travail intéressant sur les « barons voleurs », ces magnats de l'industrie qui avaient fait fortune outre-Atlantique en usant de la corruption et du schlague2. En lisant ces deux ouvrages, le lecteur pouvait découvrir à quel point la violence avait accompagné l'émergence du capitalisme industriel nord-américain et permis sa consolidation. Certes, on pourrait rétorquer que ce constat est valable pour tous les pays, que le capitalisme s'est construit sur la violence, la répression. Certes. Mais à la lecture du livre de Louis Adamic, on se rend compte à quel point aux Etats-Unis, la répression brutale, féroce des mouvements revendicatifs, catégoriels, n'était pas conjoncturelle mais structurelle et, pour reprendre le mot du préfacier, « décomplexée ». Ce qu'illustre à merveille cette déclaration du businessman richissime Jay Gould : « Je peux employer la moitié de la classe ouvrière à massacrer l'autre. » En France, il n'y a guère qu'à l'occasion des deux révoltes des canuts lyonnais (1831, 1834), que le prolétariat a dû compter ses morts par dizaines. Aux Etats-Unis, rares sont les mouvements sociaux d'ampleur qui ne se terminent pas dans le sang. A chaque grève, le patron répond par le lock-out, par l'embauche massive de jaunes, par l'emploi de milices privées armées, par l'appel à la police ou à la Garde nationale3. Et à l'occasion, l'Etat, via sa Justice, se charge d'éliminer les militants les plus en vue4.

C'est pourquoi, à cette brutalité patronale et étatique, le mouvement ouvrier américain, radical ou modéré dans ses aspirations idéologiques, ne pouvait que répondre par la violence. Ce fut le cas dès les années 1850 avec les Molly Macguires, une société secrète de migrants irlandais travaillant dans les mines qui liquidaient ou tabassaient les patrons qui les exploitaient. Ce fut le cas aussi au début du 20e siècle avec les wobblies, militants de l'IWW, syndicat révolutionnaire qui voulait organiser toute la classe ouvrière, alors que l'AFL (American federation of labor) ne portait d'attention qu'aux ouvriers qualifiés. Venant d'ouvriers révolutionnaires, anti-capitalistes, ce recours à la violence et à l'action directe ne peut étonner. Mais les dirigeants syndicaux modérés, anti-socialistes, composaient également avec cette violence, s'en accommodaient car ils avaient conscience que leurs appels au dialogue social restaient lettre morte et que seule la pression physique était de nature à contraindre le patronat américain à la conciliation5. Ainsi le recours rituel à la dynamite devînt l'une des marques de fabrique du syndicalisme américain, comme le fut le racket. Il fallut le procès des frères MacNamara, reconnus coupables du dynamitage d'un journal réactionnaire de Los Angelès en 1910 pour que l'AFL, dont ils étaient des dirigeants locaux, prenne ses distances avec le dynamitage, comme pratique syndicale6.

Mais cette contre-violence ouvrière a eu des effets pervers qui ont marqué durablement le syndicalisme américain. Si, pendant longtemps, ce sont des militants ouvriers, radicaux, qui se chargeaient de faire entendre raison aux patrons les plus récalcitrants, les plus retors, bien vite, une fraction du syndicalisme américain confia ce genre de missions (dynamitage, cassage de gueule...) à des criminels sans conscience politique et sociale rémunérés à la tâche. C'est ainsi que certains syndicats tombèrent entre les mains de la mafia7, comme dans le Chicago du célèbre Al Capone. En se soumettant au racket, les patrons achetaient la paix sociale ; en s'y refusant, ils risquaient de voir leur entreprise partir en fumée ou s'exposaient physiquement aux représailles. Pour Adamic, « le syndicalisme permit, davantage peut-être que toute autre activité économique, aux plus célèbres des criminels professionnels d'entamer leurs phénoménales carrières » qui les virent s'acoquiner avec les milieux d'affaires, les flics ripous et les politiciens véreux. Adamic y voit aussi l'un des traits majeurs de la psychologie américaine : cet individualisme forcené, ce désir forcené de réussir socialement, coûte que coûte. Ce que lui avoua un « gros bras », ex-gauchiste devenu gangster : « Des hommes d'affaires utilisant l'action directe, voilà au fond ce que nous sommes (…). Mais est-ce pire que de réduire des travailleurs et leurs familles à la famine, ou de flinguer des ouvriers sans défense, en grève pour de meilleures conditions de travail ou autre chose ? Je ne pense pas que les soi-disant racketteurs font la moitié du mal causé par les patrons. »



1 – Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, Agone, 2002. Lire notamment les chapitres 10 (L'autre guerre civile), 11 (Les barons voleurs – Les rebelles) et 13 (Le défi socialiste).
2 – Marianne Debouzy, Le capitalisme « sauvage » aux Etats-Unis 1860-1900, Seuil, 238 p. Ces « barons voleurs » se nomment Rockefeller, Gould, Carnegie, Morgan...
3 – Adamic cite la grève chez Homestead (1892), les massacres de Ludlow (1914) et de Centralia (1919).
4 – Adamic revient longuement sur deux affaires : l'exécution des leaders syndicaux de Chicago accusés sans preuve d'avoir fomenté un attentat en 1886 dans le cadre de la lutte pour les « huit-heures » (l'affaire de Haymarket square) ; les condamnations à mort de Sacco et Vanzetti dans les années 1920.
5 – La direction de l'AFL usait ainsi de moyens radicaux à des fins réformistes.
6 – La condamnation des MacNamara permit une criminalisation des cadres de l'AFL. Afin de sauver l'appareil de la répression, ses dirigeants tentèrent de redorer leur blason en faisant la chasse aux militants révolutionnaires, notamment ceux de l'IWW.
7 – Les cinéphiles se souviennent sans doute du très beau « Sur les quais » d'Elia Kazan (sur les dockers) ou « F.I.S.T. » de Norman Jewison (sur le milieu des camionneurs.

Cette note a trouvé place dans le numéro de décembre 2011 de Courant alternatif