J'aurais pu vous parler de ces manifestations violemment réprimées en Tunisie par le nouveau pouvoir. Le 5 mai dernier, des centaines de manifestants, ainsi que des journalistes ont été bastonnés et gazés par la police anti-émeutes. On se serait cru en France, en 1986, avec les fameux voltigeurs ! Mais non, nous étions à Tunis et le nouveau pouvoir tunisien a montré clairement qu'il n'entendait pas que l'on conteste son leadership et le fameux « processus de démocratisation ». Comme je l'écrivais en février dernier, la Tunisie est entrée dans une phase de normalisation. Les élites nouvelles et la fraction des anciennes converties au libéralisme politique tempéré redoutent pas dessus tout que « la rue » redevienne audible. Mais s'attaquer à des journalistes étant particulièrement mal vu du côté des chancelleries « occidentales », j'incline à penser que la violence de la répression doit davantage à la culture professionnelle du policier tunisien qu'à la volonté du nouveau pouvoir de « refaire peur » en employant les méthodes musclées de son devancier. Pour paraphraser « feue » Alliot-Marie, le service d'ordre est un art comme un autre, un ensemble de techniques qui s'apprend. Quand la police tunisienne saura maîtriser l'art de la répression mesurée et ciblée, l'art de la dispersion, de l'isolement des noyaux durs, alors la Tunisie sera une vraie démocratie bourgeoise, dotée de chiens de garde aussi performants qu'obéissants.

J'aurais pu vous parler du mariage du prince et de la roturière, mais je ne suis guère portée sur les contes de fée ; d'autant plus que la roturière en question n'était pas une petite paysanne avec les deux pieds dans la fange, mais un rejeton de la bourgeoisie de sa Très Gracieuse qui a posé son popotin sur les bancs du Marlborough College, institution aussi privée que huppée, dont l'année d'enseignement coûte dans les 30 000 livres. Disons que la royauté britannique est un beau produit d'appel pour le tourisme national, la presse à grand tirage et l'industrie du bibelot kitsch. On en oublierait que la Reine reçoit près de 10 millions d'Euros par an pour couvrir les dépenses liées à sa fonction. On en oublierait que le Prince de Galles, Charles Windsor, est le plus grand propriétaire terrien du Royaume-Uni, qu'il en tire une belle fortune, ce qui lui permet de faire dans le caritatif et d'aider les pauvres et les SDF. Cela m'a rappelé les chapitres 27 et 28 du Capital de Marx, ou le vieux barbu parle de la « création du prolétariat sans feu ni lieu », autrement dit de ces paysans britanniques expropriés, poussés à quitter la terre pour gagner leur pain dans les fabriques naissantes, mais aussi rossés, maltraités ou tués pour non respect des sacrosaintes lois contre le vagabondage.

J'aurais pu vous parler de Oussama Ben Laden. Au bout de dix ans d'une traque inlassable, le leader d'Al-Qaida a dont été débusqué là où on ne le cherchait pas et tué, ce qui n'est pas franchement une surprise. Il suffit de regarder les séries policières américaines pour comprendre à quel point, chez l'Oncle Sam, la neutralisation de l'adversaire ne peut être que définitive. N'ont-ils donc jamais appris à tirer dans les membres supérieurs ou inférieurs ? Pourtant, j'imagine que ce commando d'élite, hyper-entraîné, sur-armé, sur-équipé, a dû apprendre à maîtriser un adversaire sans le transformer en passoire ! Visiblement pas ! A croire que Ben Laden était plus important mort que vivant...

J'aurais pu vous parler de la Porsche de DSK. Un avocat d'affaires de gauche posant son popotin dans une voiture de luxe, quelle horreur, quelle faute politique ! Car il est bien évident que tout le monde s'attend à ce qu'un avocat d'affaires de gauche devenu président du Fonds monétaire international dédaigne le luxe, l'opulence, et lui préfère l'humble Kangoo ou l'humble Dacia made in Roumanie. Misère du buzz et de la politique du vide...

Non, ce soir, j'ai l'âme littéraire. Zamiatine était un écrivain russe du 20e siècle qui a écrit une série de nouvelles rassemblées sous le titre « Russie ». La première d'entre elle parle d'un chien de ferme qui, un jour, arrache sa chaîne, connaît l'ivresse de la liberté puis s'en retourne près de son maître : « Dans la cour, on t'accueillit avec un rire gras (…). Tu t'es couché près de ta vieille niche et tu as tendu le cou. ton maître t'a enfilé un collier flambant neuf muni d'un grelot sonore et gai ainsi que d'une nouvelle chaîne. On a poussé vers ta gueule une écuelle avec un énorme morceau de viande gâtée. Tu te rappelles ? Tu dévorais, tu bâfrais, tu bouffais (…) Ton maître t'a gentiment tapoté l'encolure, tu t'es renversé sur le dos en agitant les pattes, faisant tinter gaiement la chaîne et le grelot. Tu lêchais la main de ton maître. Tu t'étais empiffré jusqu'à la gueule – qu'en avais-tu à faire de la chaîne ? Tu n'es qu'un corniaud. Tu n'as pas de mots. Tu peux seulement geindre quand on te frappe ; mordre, si le maître l'ordonne ; et hurler la nuit à l'amère lune verte. »

Merci, Zamiatine, de nous rappeler à quel point notre amour du pain et des jeux, notre souci de la sécurité et du conformisme, font de nous, et par trop souvent, des êtres serviles ou dociles...