Le « Manifeste » paraît sept ans après la publication en Allemagne de L'unique et sa propriété de Max Stirner. Bellegarrigue a-t-il lu Stirner ? Nul ne le peut l'affirmer, et il n'y fait aucune allusion dans ses écrits. En tout cas, on retrouve dans ces deux écrits la même exaltation de l'Individu et de son égoïsme naturel et vital (« Tout homme est un égoïste ; quiconque cesse de l'être est une chose »), le rejet de l'Etat, même démocratique, et l'apologie de l'association volontaire.

Mais Bellegarrigue se distingue au moins sur deux choses d'avec Stirner. Il n'a tout d'abord pas la brutalité et le cynisme du philosophe allemand capable d'écrire : « Personne n'est pour moi respectable, pas même mon semblable. Il est uniquement comme d'autres êtres, un objet auquel je m'intéresse ou ne m'intéresse pas, un sujet utilisable ou non utilisable. » Ensuite, alors que Stirner ne conçoit la vie sociale idéale que sous la forme d'associations d'égoïstes, Bellegarrigue, quant à lui, et on peut y voir l'héritage de la Révolution française, fait la promotion de la commune qu'il qualifie d'« individu complexe » devant être « libre et souverain dans la nation. » Chez Bellegarrigue, il n'y a pas de classes sociales ayant des intérêts divergents : il n'y a que des individus formant « le peuple » et vaquant à leurs occupations, et des « ambitieux vulgaires » aspirant à la domination politique et s'organisant pour y parvenir. Il ne voit donc pas en l'Etat « l'autorité, la domination et la puissance organisée des classes possédantes et soi-disant éclairées sur les masses » (Bakounine) mais un organisme parasitant la vie sociale réelle, empêchant l'harmonie sociale et le self government.

Son « Manifeste de l'anarchie » est essentiellement une charge cinglante contre les illusions du suffrage universel (« cession pure et simple de la souveraineté »), contre les politiciens, leur goût du pouvoir et leurs fausses querelles (« Les Républicains n'ont trouvé le royalisme supportable que dès l'instant où, sous le nom de République, ils l'ont géré et administré »), et même contre l'impôt, jugé contre-productif car « le coup que vous voudrez porter au riche ira frapper sur l'industriel, sur le prolétaire, sur le pauvre ». Ce n'est pas un texte théorique mais un écrit qui ne se comprend qu'une fois replacé dans son contexte d'élaboration : une Deuxième République qui fit naître tant d'espoirs et fut bien vite reprise en mains par le Parti de l'ordre du futur Napoléon III. Certes, Bellegarrigue ne s'est jamais fait d'illusions sur les journées de février 1848 qui sonnèrent le glas de la monarchie de Juillet. Pour lui, la Révolution est morte dès que le peuple a permis la mise en place d'un gouvernement provisoire, autrement dit a confié son sort aux Républicains. Il y voit là un remake de la Révolution française, et c'est pourquoi il écrit en cette année 1850 : « J'ai un vieux compte de 60 ans à régler avec eux »
C'est sans doute pourquoi, désabusé, Bellegarrigue écrit : « Le dédain tue les gouvernements, car la lutte seule les fait vivre (…). La politique nouvelle est dans la réserve, dans l'abstention, dans l'inertie civique et dans l'activité industrielle, en d'autres termes dans la négation même de la politique. » Or, l'histoire nous a appris que dédain ou repli sur la sphère privée n'ont jamais abattu un gouvernement ou mis à bas un Etat...

Note
1. A la page 11 du livre, les préfaciers parlent par erreur de « coup d'Etat contre Bonaparte ».