Pour d'autres, bien plus rares, Kadhafi symbolise le combat contre l'impérialisme américain et l'occidentalisation du monde, combat qu'il entama il y a maintenant plus de quarante ans par la grâce d'un coup d'Etat en 1969.
La Libye d'alors est une monarchie, avec Idriss Ier pour tête de gondole. Idriss n'est pas du genre revêche. En poste depuis 1951, il a noué des relations rémunératrices avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis qui, en échange de monnaies sonnantes et trébuchantes peuvent y faire stationner leurs troupes et y pomper allégrement le pétrole. Idriss ne fait pas grand chose. Il laisse à ses subordonnés le soin de se remplir les poches. Il est bon de rappeler que la Libye de la fin des années 1960 est un pays où l'analphabétisme atteint plus de 90% de la population, où le revenu annuel par habitant est de 35$, où l'on ne compte aucun docteur en médecine et guère plus de cadres et techniciens.
Inévitablement, cette satellisation ne peut qu'énerver une jeune élite militaire qui rêve d'Indépendance « véritable », de socialisme et de développement économique. Et ce d'autant plus que la Libye monarchiste et traditionaliste est entourée par deux républiques : la tunisienne du combattant suprême Habib Bourguiba, l'égyptienne de Gamal Abdel Nasser, figure du mouvement des non-alignés. Le capitaine Kadhafi fait partie de ce petit groupe d'officiers nationalistes qui refuse que l'on pille les ressources naturelles de leur pays. En septembre 1969, les militaires rebelles s'emparent des trois villes principales du pays, déposent le roi et proclament que la devise du pays sera désormais : liberté, unité arabe et socialisme. Kadhafi devient colonel et ministre de la Défense et de l'Intérieur.

L'idéologie kadhafiste1 va rapidement se déployer sur les plans économiques et politiques. Par la nationalisation du système bancaire et du secteur pétrolier, par l'investissement massif dans l'éducation, par la réforme agraire et la sédentarisation des bédouins, par l'élaboration de plans de développement, Kadhafi entend transformer l'Etat rentier en Etat maître d'oeuvre du développement économique et social du pays. Par l'instauration d'un parti unique et d'un syndicat unique, par la suppression du droit de grève, Kadhafi unifie la nation libyenne au nom d'un socialisme singulier qui doit tout au Coran et rien à Marx. Car là où les socialistes voient des classes sociales ayant des intérêts divergents, Kadhafi voit une communauté de croyants, l'Oumma, qu'il faut défendre contre tout ce qui peut la diviser.

Toute la stratégie que Kadhafi développera, notamment dans les années 1970, ne visera qu'une chose : empêcher la constitution de contre-pouvoirs qu'il soient tribaux, islamistes ou animés par ceux qui « trahissent » l'idéal révolutionnaire en s'enrichissant. Une stratégie que l'on pourrait comparer à la révolution culturelle lancée par Mao Zedong en 1966. A l'époque, Mao était en quasi-disgrâce au sein du Parti communiste chinois et c'est en appelant le peuple, Petit livre rouge en mains, à châtier bureaucrates et corrompus qu'il avait repris le contrôle de l'organisation. Kadhafi a fait de même avec son Livre vert et sa « révolution du peuple » ; un peuple qui lui est largement acquis depuis que l'Etat redistribue plus largement les bénéfices pétroliers, alors qu'il est en butte à la défiance voire au mépris des classes moyennes, notamment des intellectuels qui trouvent ses théories fumeuses, des islamistes radicaux ou des commerçants que le socialisme khadafiste insatisfait puisqu'il vise à éliminer toute forme d'exploitation ; sans oublier les éternels conflits inhérents à une société très largement dominées par les logiques tribales.
En faisant appel au peuple, il lui délègue l'épuration de l'administration en pointant du doigt l'absentéisme, le parasitisme et le tribalisme qui gangrèneraient l'organisation politico-administrative du pays, dans un pays où, en 1978, près de la moitié de la population active appartient à la fonction publique, chiffre qui montera à 75% dans les années 1990. Organiser les masses au sein de comités révolutionnaires lui permet également, au nom de la démocratie directe, de neutraliser les structures mises en place par la Révolution qui sont devenues avec le temps des espaces contrôlées par de nouvelles élites contestataires ou affairistes, voire même les deux, et de faire la chasse aux opposants dans mais également hors les frontières.

L'histoire de la Libye des années 1970 est celle d'un changement permanent initié par Kadhafi et le Conseil de commandement de la révolution2. Le coup d'Etat élimine les institutions monarchiques pour leur substituer un parti unique : l'Union socialiste arabe. Puis le parti unique est concurrencé par la « révolution populaire » initiée par Kadhafi en 1973. La « révolution populaire » passée de mode, Kadhafi fait établir des congrès populaires pour diriger la révolution (1976), avant d'instituer des comités révolutionnaires (1977). Ces substitutions permettent à Kadhafi de renouveler constamment les élites sur lesquelles il entend s'appuyer, en faisant planer au-dessus d'elles de façon tout aussi constante le risque de la disgrâce. Comme l'écrit Hervé Bleuchot, « chaque grand discours historique de Khadafi interpelle les masses qui mettent en place l'institution nouvelle chargée de réformer, de guider ou de remplacer les anciennes. Comme ces changements provoquent des résistances et que les nouvelles instances fonctionnent mal, la situation se tend jusqu'au nouveau discours historique. On assiste ainsi à une espèce de fuite en avant, de révolution dans la révolution par la répétition du même scénario. »3

Kadhafi est peut-être un fou sanguinaire, égocentrique et incontrôlable. Il a surtout fait preuve, durant les années 1970, d'une formidable et redoutable capacité à rester au centre du jeu politique libyen en instrumentalisant les masses à son seul profit.


Notes
1. Par commodité, je laisse volontairement de côté la politique étrangère de Kadhafi en direction des Etats arabes socialistes. Disons simplement qu'en panarabe convaincu, il proposera la « fusion » de la Libye avec la Tunisie et l'Egypte au sein d'une Union des républiques arabes. Le projet échouera car l'internationalisme des hommes d'Etat a ses limites, celles que lui fixent inévitablement les logiques politiques nationales.
2. Pour certains, Kadhafi dirigeait de façon autocratique le Conseil de commandement de la révolution. Pour d'autres, des rivalités réelles existaient en son sein, et Kadhafi mit plusieurs années avant de le contrôler complètement.
3. Hervé Bleuchot, Chroniques et documents libyens 1969-1980, Ed. du CNRS, 1983.