Mais laissons-là nos divagations. Depuis son élection, Nicolas Sarkozy fait la promotion de la méritocratie. C'est bien la méritocratie, ça permet de faire des économies budgétaires en se drapant dans les plis du bon sens. Parce que ça flatte le quidam salarié en mal de reconnaissance patronale. Parce que, pour le dire avec les mots du sociologue américain Richard Sennett, « la méritocratie a pris forme en tant que jugement impersonnel sur les individus », même si par expérience, on sait ce que cela donne : le su-sucre ira à celui qui sait donner la pa-patte.

Heureusement, il y a mieux. On appelle cela le Forced ranking. C'est un système en vogue aux Etats-Unis et que certains s'échinent à mettre en place péniblement en France. C'est une idée géniale, c'est-à-dire en ce bas monde capitaliste, complètement perverse, que l'on doit à Jack Welch, ancien président de General Electric entre 1981 et 2001. Normal, le magazine Forbes l'avait élu le patron le plus dur des Etats-Unis en 1984, aux temps heureux de Ronald Reagan, ancien acteur de second plan devenu président des Etats-Unis pour le plus grand bonheur du complexe militaro-industriel états-unien.
Le bon vieux Jack ne savait comment motiver ses troupes, comment les faire travailler plus pour que lui gagne plus, et eux aussi, sans doute, mais accessoirement. Le bon vieux Jack eut un jour une idée lumineuse. Il se mit à répartir ses collaborateurs en trois tas inégaux. D'un côté, les « super-bons » qui représentent 20% des effectifs, de l'autre, les « franchement pas-bons », soit 10% des effectifs, et au milieu les « bons », soit 70% des cadres. Les pourcentages ne sont pas là pour illustrer mon propos, ce sont des quotas imposés. Pour établir ce classement, il prit en compte la capacité à atteindre les objectifs fixés par l'entreprise, le dynamisme dont le salarié fait preuve, sa capacité à galvaniser ses subordonnés, mais surtout son adhésion aux valeurs de l'entreprise. C'est important, ça, les « valeurs » de l'entreprise. Il faut les assimiler, les faire siennes parce que cela sous-entend que l'on sera loyal, que l'on est capable de faire corps avec sa direction, de se dépasser au nom de valeurs communes, de gagner des parts de marché, de remplir les objectifs que l'on vous a assignés... et d'en redemander jusqu'à ce que mort s'en suive.

Evidemment, pour qu'une entreprise soit au top de la productivité, il faut qu'elle se débarrasse de ses poids morts, ces fameux 10% de fainéants, mollassons, sous-productifs, ou encore incapables de se fondre dans le collectif et ses valeurs. Il revient donc aux managers de faire le tri chaque année et de virer 10% des fourmis industrieuses qu'ils ont sous leurs ordres. C'est un travail difficile, ingrat, mais on ne peut faire de sentiment face à la baisse tendancielle du taux de profit, la versatilité des actionnaires et le péril jaune ! Et si un manager est incapable de faire ce job-là, c'est la preuve qu'il n'est pas au top, qu'il n'a pas compris le message ou pire, qu'il refuse de le comprendre ! Dans ce cas, la place de sa tête est d'être sur le billot ou pas très loin.

Le travail accompli, il convient de refaire un tri puisqu'aucune situation n'est acquise, que le bon d'hier peut devenir le pas-bon d'aujourd'hui ou la star du jour ; en clair, 10% des salariés doivent passer à la trappe, d'une façon ou d'une autre, chaque année, et être remplacés si besoin est. Vous l'aurez compris, le bon vieux Jack a inventé le mouvement perpétuel au rayon management par le stress. C'est ce qui fait la singularité du Forced ranking : l'écrémage régulier du gueux par la décimation.

Il s'agit donc bien là d'une gestion par le stress, l'atomisation et la dépersonnalisation au nom de l'Excellence. Par le stress parce qu'il y a injonction à répondre aux exigences de l'entreprise ; par l'atomisation parce que tout collègue devient un concurrent qu'il faut défier et dont il faut se défier ; par la dépersonnalisation, parce qu'on ne vous demande plus seulement d'être compétent, de vendre contre rémunération vos savoir-faire à l'entreprise, mais d'adopter une autre vision du monde, celle déployée par la direction. Remplir des objectifs ne suffit plus, il faut faire cause commune et pensée commune avec elle.
Stratégie de courte vue ont répondu certains, qu'ils soient managers ou sociologues du travail. Les premiers soulignèrent qu'on ne gagnait rien à monter les salariés les uns contre les autres, que c'était même contre-productif à moyen-terme. Les seconds montrèrent que l'entraide, les coups de main, le contournement des normes étaient aussi inévitables qu'absolument nécessaires au bon fonctionnement de la machine capitaliste. Mais dans un monde régi par le court-termisme, ces arguments sont de peu de poids.

Loin de moi l'idée et l'envie de sauver le capitalisme de son cynisme et de son amoralisme. Ce que je pense en revanche, c'est que les nouvelles formes de management, en fragmentant le salariat, sont un frein à l'expression collective des travailleurs et travailleuses de ce bas-monde. De ce point de vue, lutter contre les avancements au mérite, les primes d'intéressement, la distribution annuelle des points de compétence et autres niaiseries est plus que jamais indispensable.