Mais on l'accusa également de complaisance envers l'Action française3 voire le fascisme italien naissant4.
De Georges Sorel, on ne connaît souvent que ses fameuses «  Réflexions sur la violence »5, compilation d'articles parus initialement dans une des revues majeures de la France d'avant la Première Guerre mondiale : Le Mouvement socialiste. On en oublie qu'il publia par ailleurs un nombre imposant d'ouvrages et surtout d'articles à caractère scientifique et philosophique.

En 2007, chez l'Harmattan, le philosophe Patrick Gaud nous offrait un recueil de textes de Georges Sorel, intitulé « Essais de critique du marxisme et autres études sur la valeur-travail » (L'Harmattan, 2007). Dans la continuité de ce travail, il récidive aujourd'hui avec « De la valeur-travail à la guerre en Europe – Essai philosophique à partir des écrits économiques de Georges Sorel ».
Pour Marx comme pour les économistes classiques (Adam Smith ou David Ricardo), la substance de la valeur est le travail, et sa mesure, le temps de travail nécessaire à la production d'une marchandise. De cette théorie de la valeur, Marx en déduit une théorie de la plus-value (différence entre la valeur des marchandises produites et le montant des salaires versés)6, plus-value qui, captée par les possesseurs des capitaux, est à la base de l'exploitation capitaliste. Voici, simplifiés à l'extrême les termes du débat. Car le débat fait rage. Marxistes, économistes classiques, néo-classiques ou marginalistes s'affrontent autour de cette question-clé : la valeur peut-elle se définir uniquement par le travail ?7
Sorel s'empare de cette question à la fin du 19e siècle, lui qui, jusqu'alors avait accepté sans sourciller la thèse de Marx. Patrick Gaud nous met donc dans les pas de cet érudit, lecteur assidu de Proudhon, d'Aristote, de Vico et Marx mais également des travaux de certains intellectuels italiens, tels Benedetto Croce, Arturo et Antonio Labriola8, ou encore Saverio Merlino. D'étude en étude, Georges Sorel va se détacher de la théorie de la valeur de Marx pour faire sienne la théorie développée par l'école marginaliste selon laquelle la valeur est « fondée sur l'utilité, sur la contribution de la marchandise à la satisfaction des besoins ressentis par le consommateur. »

Ce faisant, Sorel s'inscrit dans ce vaste courant de critique socialiste du marxisme qu'illustre la célèbre controverse entre Kautsky et Bernstein au sein de la social-démocratie allemande. Mais alors que beaucoup versent dans le révisionnisme, congédiant l'idée même de révolution, Sorel défend l'hypothèse révolutionnaire. Pour lui, la théorie de la valeur-travail développée par Marx n'est pas nécessaire pour reconnaître le capitalisme comme un système d'exploitation et justifier que les Producteurs partent à l'assaut du vieux Monde.
Car Sorel croit en la Force, à l'affrontement des Forces, non à leur accommodement. Idée que l'on retrouve chez Proudhon9. Pour Sorel, la classe ouvrière est une force qui doit se dresser contre tout ce qui peut entraver son autonomie et sa liberté, contre l'Etat et son soi-disant intérêt général, contre le capitalisme qui l'avilit, contre les démocrates à la Jaurès, leur sens du compromis et leur pacifisme. C'est par l'affrontement, la confrontation, la tension permanente, mais aussi par son sens moral et la solidarité que l'Homme combat la Domination et se réalise.

Lorsqu'éclate la Première Guerre mondiale, Sorel se fait moraliste et culturaliste pour en expliquer les causes. Car il ne croit pas à la baisse tendancielle du taux de profit et aux crises cycliques du capitalisme. Pour lui, et il faut y voir l'empreinte du marginalisme, les crises sont des « phénomènes purement économiques, surdéterminés par la psychologie instable de l'homme consommant et désirant ». C'est la raison pour laquelle il ne voit pas dans l'impérialisme un nouveau stade de développement du capitalisme mais un affrontement « civilisationnel », opposant l'Angleterre et la France, dominées par le bourgeoisie financière ploutocratique et l'Allemagne, s'incarnant dans la bourgeoisie industrielle besogneuse.
Pour Patrick Gaud, l'incapacité de Sorel à comprendre ce nouvel âge du capitalisme l'empêche « d'appréhender en tant que tel le système-monde et d'extraire les tendances qui dynamisent son devenir économique et politique ». C'est peut-être pourquoi, à la fin de sa vie (il meurt en 1922), il utilisera, dans son « Pour Lénine » la même grille de lecture pour analyser la Révolution russe : « Maudites soient les démocraties ploutocratiques qui affament la Russie (…) puissè-je, avant de descendre dans la tombe, voir humiliées les orgueilleuses démocraties bourgeoises, aujourd'hui cyniquement triomphantes ».

Notes
1. Philippe Riviale, Mythe et violence – Autour de Georges Sorel, L'Harmattan, 2003
2. Sorel écrit dans L'avenir socialiste des syndicats (1898) qu'il «ne serait pas impossible que le socialisme disparût par un renforcement de la démocratie si le syndicalisme révolutionnaire n'était là pour s'opposer à la paix sociale. »
3. Les liens entre Sorel et l'Action française sont à ma connaissance fort ténus. En revanche, son disciple, Edouard Berth, créateur des Cahiers du Cercle Proudhon avec Georges Valois, s'impliqua véritablement dans cette tentative de rapprochement du syndicalisme révolutionnaire et du nationalisme. Il s'en explique dans son livre, « Les méfaits des intellectuels » (Rivière, 1926, p. 49). Sur cette question, lire l'introduction de Yves Guchet à Georges Sorel, Les illusions du progrès, L'âge d'homme, 2007).
4. Les thèses de Georges Sorel étaient davantage connues en Italie qu'en France, et Mussolini, alors socialiste révolutionnaire, fit beaucoup pour les diffuser.
5. Première édition en 1906.
6. Un lecteur m'ayant fait remarquer la caractère lapidaire voire faux de ma définition de la plus-value, je vais donner la parole à Marx lui-même : "La plus-value, c'est-à-dire la partie de la valeur totale des marchandises dans laquelle est incorporée le surtravail, le salaire non payé de l'ouvrier, je l'appelle le profit. Le profit n'est pas empoché tout entier par l'employeur capitaliste. (...) Rente, taux d'intérêt et profit industriel ne sont que des noms différents des différentes parties de la plus-value de la marchandise, c'est-à-dire du travail non payé que celui-ci renferme, et ils ont tous la même source et rien que cette source" (Salaire, prix et profit)
7. Sur le débat actuel autour de la valeur, vous pouvez lire Guigou/Wajnsztejn, L'évanescence de la valeur – Une présentation critique du Groupe Krisis, L'Harmattan, 2004.
8. Concernant ces deux auteurs, je vous conseille : Arturo Labriola, Au delà du capitalisme et du socialisme, Librairie Valois, 1932 ; Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l'histoire, Elibron Classics, 2005.
9. Edouard Jourdain, Proudhon, Dieu et la guerre – Une philosophie du combat, L'Harmattan, 2006.