Quand je dis « Tout le monde », j’exagère évidemment. Michèle Alliot-Marie, par exemple, ne se réjouit pas de voir la populace occuper l’espace public, et de constater que des pouvoirs amis se montrent incapables de gérer au mieux de leurs intérêts les émotions populaires. Michèle Alliot-Marie ne se réjouit pas, mais du moins a-t-elle appris à se taire depuis sa bévue tunisienne. De ce point de vue, la décence est gagnante. De même, les partisans de l’ancien régime ne peuvent se réjouir de voir leurs privilèges et leur autorité remis en cause par la rue.
Non, quand je dis « tout le monde », je pense évidemment à toutes celles et ceux qui sont attachés à la démocratie, même imparfaite, aux droits de l’homme, aux libertés fondamentales. Mais là-encore j’exagère.
Le gouvernement israélien, par exemple, ne se réjouit pas. Lorsqu’émergea le projet sioniste, dans une Europe secouée par les pogroms, on ne parlait pas encore d’installer le foyer national juif en Palestine. Certains songeaient à l’Amérique latine, d’autres à l’Ouganda. Puis on fit le choix de la Palestine. Et pour défendre ce projet auprès des grandes puissances de l’époque, pour obtenir leur soutien actif ou leur neutralité bienveillante, certains sionistes déclarèrent que la présence juive en terre arabe serait la pointe avancée du progrès politique et social en terre archaïque et féodale. Les leaders sionistes n’étaient-ils pas, dans leur majorité, des intellectuels nés et éduqués en Europe ?L'un d'eux, Theodor Herzl, fondateur du sionisme politique, écrivit ainsi : « Pour l’Europe, nous serons comme un rempart contre l’Asie, nous serons les défenseurs de la culture contre les sauvages. Nos relations avec les nations d’Europe garantiront notre existence en tant qu’État indépendant. »1 Depuis 1948, lors des différents conflits israélo-arabes, les gouvernements israéliens ont parfaitement joué la carte de l’Etat démocratique aux prises avec des régimes autoritaires et brutaux régnant sur des peuples incultes. Et ne croyez pas que ce discours soit tombé en désuétude. En 2001, Moshe Katsav, alors président d'Israël, déclarait : « Il y a un précipice béant entre nous et nos ennemis, pas seulement en matière de capacités, mais pour la morale, la culture, la sanctification et la conscience. » (Jérusalem Post, 10 mai 2001)
On pourrait alors penser que le gouvernement israélien serait heureux et saluerait les bouleversements politiques actuels du monde arabe. Quoi de plus réjouissant que d’entrevoir le jour où, enfin, la région serait peuplée de citoyens, libres et égaux en droits et dignité, et capables de choisir ses maîtres à échéances régulières !
Il n’en fut rien. Le gouvernement israélien ne veut pas d’un tel changement. Le pouvoir égyptien est son allié, et c’est cela qui lui importe. Que Moubarak soit un autocrate, qu’il trafique les élections, arrête et bastonne les opposants, ce n’est pas son problème. Moubarak est un rempart à la poussée islamiste, à la puissance des Frères musulmans. Tout cela vaut bien des entorses aux principes démocratiques.

Et les grandes puissances, que pensent-elles ? D'ordinaire, la même chose ! Personne n’est ravi de voir un ami, un allié vaciller sur son trône. Alors, on essaie de trouver la voie médiane entre le soutien à apporter aux peuples en colère et celui à apporter à un pouvoir délégitimé. On ne lâche un ami que si la situation est désespérée. Autrement, on adopte une voie médiane, celle qui s'exprime comme suit : oui au changement, oui à la démocratie, mais dans le calme et sans violence.
Ces appels à la bonté me sont toujours apparus comme profondément abjects parce qu’ils n’ont rien à voir avec le sens éthique ou moral de nos dominants, dont on sait à quoi s’en tenir. Ils sont tactiques, purement tactiques. Donner du temps au temps en période insurrectionnelle, c’est permettre à une fraction de l’ancienne élite au pouvoir de se reconvertir, de coopter des fractions de l’élite montante ou de se faire coopter par elle. C’est permettre que s’élabore une nouvelle alliance capable de conjurer les risques inhérents à l’irruption massive des masses sur la scène politique.
On a coutume de saluer la grande démocratie américaine. On la salue tellement qu’on en oublie ce qu’a déclaré un jour, Thomas Jefferson, 3e président des Etats-Unis entre 1801 et 1809. Jefferson a écrit : « Il y a une aristocratie naturelle, fondée sur le talent et la vertu, qui semble destinée au gouvernement des sociétés, et de toutes les formes politiques, la meilleure est celle qui pourvoit le plus efficacement à la pureté du triage de ces aristocrates naturels et à leur introduction dans le gouvernement. »

Deux siècles ont passé mais le dilemme est le même pour celles et ceux qui nous gouvernent. Durant longtemps, ces élites démocratiques entendirent réserver le droit de vote à ceux qui avaient fait montre de sagesse et de talent : en d’autres termes, les riches, les propriétaires. Ce fut le règne du vote censitaire. Ainsi, le gouvernement des meilleurs n’était autre que le gouvernement des puissants.
Aujourd’hui, les élites sont obligées de se rendre légitimes aux yeux des gueux, des gens de peu, des masses, du peuple. Comme le dit Jacques Rancière, « le bon gouvernement démocratique est celui qui est capable de maîtriser un mal qui s’appelle tout simplement vie démocratique », cette vie démocratique qui repose sur l’intervention de tous ceux qui n’ont aucune qualité à gouverner.

Il faut donc contrôler « ceux qui n’ont aucune qualité à gouverner », les remettre à leur place, les convaincre de confier leur sort à celles et ceux qui ont les « capacité à ». C’est la base même de la démocratie représentative, cet écran entre le peuple et sa souveraineté. Le peuple confie à ses représentants sa souveraineté. En d’autres termes, il aliène sa souveraineté. Jusqu'à quand ?


1. Theodor Herzl, L’État des Juifs, La Découverte, 2003.