Jusqu'à la fin des années 1980, l'Irlande, c'était : de la bière, des moutons, du rugby, du violon, des pulls de laine, des cheveux roux, des champs de pommes de terre, des catholiques très pieux et des protestants très pieux, et un taux de chômage de 18%. Puis la fée européenne et néolibérale s'est penchée sur le berceau irlandais. Il était de son devoir de sortir la verte Erin de sa médiocrité, de son sous-développement, de sa précarité, de sa misère. Alors l'argent coula à flot. Jusqu'en 2006, ce sont environ 20 milliards d'Euros qui ont gagné Dublin afin d'aider le pays à moderniser ses infrastructures, son système éducatif ou encore son industrie. Voilà de quoi rendre le pays plus attractif et compétitif !
Mais comme cela ne pouvait suffire, les différents gouvernements irlandais ont misé sur une autre carte : le dumping fiscal. Pour attirer l'investisseur qui a, comme chacun sait, un portefeuille à la place du coeur, il ne faut pas le faire fuir avec des impôts sur les sociétés prohibitifs. L'Irlande est ainsi devenu un eldorado pour nombre de multinationales, bien heureuses de bénéficier d'un taux d'imposition trois fois inférieur à ce qui se pratique en moyenne en Europe. Les grandes banques d'affaires y installèrent également leurs fonds spéculatifs, assurés que ceux-ci pourraient s'adonner à leurs jeux préférés sans craindre de remontrances.
Mais comme cela ne pouvait encore suffire, les différents gouvernements irlandais ont sorti leur dernière carte : le dumping social. Pour cela, ils pouvaient s'appuyer sur des syndicats peu enclin à la guerre sociale. Depuis 1987, les syndicats irlandais prennent place à la table des négociations et... négocient la modération salariale. Le principe est simple : quand la situation économique est mauvaise, il ne faut pas revendiquer car cela ne fera qu'empirer les choses ; quand le situation économique est florissante, il ne faut pas trop revendiquer, parce que les bénéfices d'aujourd'hui sont les investissements de demain, qu'il ne faut pas tuer la poule aux oeufs d'or, parce que etc. Le partage des fruits de la croissance, ok, mais avec mesure !

Et ce qui devait arriver arriva. L'Irlande, terre de misère, est devenu un Tigre celtique. Toutes griffes dehors, notre Tigre a réduit son taux de chômage à 4% de la population active ! Des Irlandais heureux d'avoir du boulot, d'avoir enfin les moyens de consommer ; des Irlandais confiants dans l'avenir, empruntant sans souci puisque la croissance leur garantissait des lendemains qui chantent. Pourquoi diable être prévoyant quand les banques sont si accueillantes ?
Ce qui devait arriver arriva. Car souvent, voyez-les, les tigres sont de papier, comme disait feu le Président Mao. Et souvent, voyez-vous, le développement est en trompe-l'oeil. Il « bulle » dans la finance, il « bulle » dans l'immobilier. Et quand ça bulle de trop, ça explose. L'Irlande, très dépendante de la santé économique des Etats-Unis, a pris de plein fouet la crise des subprimes, et il n'a pas fallu longtemps pour que le Tigre celtique entre en récession. Le secteur de la construction, qui boostait la croissance depuis plusieurs années a perdu 81 000 emplois, soit une chute de 35% !

Effondrement de l'activité économique et du système bancaire, explosion du chômage remonté à 13%, recettes fiscales en berne, surendettement des ménages, dette abyssale à payer en Euro... Et qui va trinquer ? Le bon bougre : baisse des salaires dans la fonction publique, diminution du montant des allocations familiales, baisse des allocations chômage, réforme du système des retraites, baisse des pensions, hausse des impôts et de la TVA... Le bon bougre va trinquer parce qu'il n'est pas question pour le gouvernement de revenir sur le taux d'imposition de l'impôt sur les sociétés. Car si on y touche, les multinationales vont fuir en direction de cieux encore plus accueillants : cqfd. Le bon bougre, lui, il ne bouge pas aussi facilement ! Bref, pour le gouvernement, jouer sur les coûts salariaux demeure le meilleur moyen de combattre la crise. Et les syndicats ? Habitués à défendre les intérêts des travailleurs à leur place, à signer des pactes sociaux depuis 1987 au nom de l'intérêt national, soucieux d'éviter comme d'habitude le « pire » en accompagnant la dynamique néolibérale, ils en sont même venus, dans la fonction publique, à plaider pour l'introduction et la généralisation de pratiques de gestion des ressources humaines plus flexibles, comme la promotion au mérite et la rémunération à la performance ! Tout ça pour éviter une nouvelle baisse générale des traitements destinée à alléger le fardeau nationale ! Misère du syndicalisme d'accompagnement... Il faut dire qu'en 2006, les syndicats avaient signé un accord permettant à Irish ferries de licencier la plupart de ses employés irlandais pour les remplacer par des marins de Lettonie, payés au salaire minimum irlandais, soit 7,65 € de l'heure. C'était ça, où voir Irish Ferries battre pavillon de complaisance et embaucher des marins à 3,60€. C'est ce que l'on doit appeler une victoire syndicale...

L'Europe et le FMI viennent donc de se porter au secours de l'Irlande et de ses banques. 85 milliards d'€ au total, dont 17 de l'Irlande elle-même, les 2/3 de cette somme provenant de l'Agence nationale chargée d'assurer le financement futur des retraites ! Strauss-Khan étant optimiste, nous avons donc tout lieu de nous inquiéter.
Que faut-il faire pour sortir l'Irlande de l'ornière, la Grèce de l'ornière, et demain le Portugal et l'Espagne ? Je n'en sais rien ! Demandez plutôt aux experts économiques en vogue : eux, ils savent. Certes, ils n'avaient pas prévu l'effondrement de l'immobilier américain, les prêts pourris, les bulles en tout genre. Par négligence ? Non, ils ont pêché par optimisme, voilà tout ! Ils avaient confiance dans le marché et sa main invisible, et se gaussaient des économistes archaïques et crypto-marxistes qui agitaient le drapeau rouge du Krach de 1929. Demandez aux politiciens qui construisent l'Europe de la paix en favorisant en son sein le dumping fiscal et social, eux ils savent.

Ils savent quoi ? Ils savent qu'une crise est une opportunité. Parce qu'elle saisit à la gorge les peuples et qu'elle les fait souvent pencher pour ce qu'il leurs apparaît comme étant un moindre mal. Parce qu'elle permet la remise en question des acquis sociaux au nom de la sauvegarde de l'essentiel. Parce qu'elle justifie que les Etats se désengagent et transfèrent au secteur privé des missions non régaliennes. Parce qu'elle autorise tous les raidissements autoritaires et la stigmatisation des classes dangereuses. La crise est une opportunité. Mieux même, elle peut être une aubaine.