La première chronique est toujours délicate à réaliser. Le chroniqueur s'est reposé pendant deux mois, heureux de ne plus avoir à taper sur un ordinateur et à bavasser dans un micro. Puis la tension monte et l'angoisse l'étreint, et pas seulement de nuit. « De quoi vais-je pouvoir parler ce jeudi-là ? » Telle est la question que se pose le chroniqueur. Les sujets ne manquent pas, me direz-vous, mais c'est justement cela qui pose souci. Le chroniqueur, sevré depuis deux mois, a envie de parler de plein de choses, de dire plein de choses, de vitupérer, de hurler, voire de geindre.
J'aurais pu ainsi parler des malheurs d'Eric Woerth, de sa mémoire terriblement défaillante et des activités philanthropiques de son épouse, des sous qu'on place pour qu'ils fassent des petits du côté du Lac Léman où l'air est plus sain et les rues sont plus propres, croyez-moi sur parole.
J'aurais pu vous parler de Brice Hortefeux. Hortefeux le boutefeu, le porte-flingue de sa majesté, qui s'en est allé faire la chasse aux gueux. Tous les chemins de la xénophobie mènent aux Roms, c'est ainsi. A la fin des années 1930, l'administration classa les nomades dans la catégorie des « indésirables » et les mit dans des camps d'internement. Autre temps, autres moeurs. Aujourd'hui on démantèle ces camps qualifiés de honteux et criminogènes dans lesquels les populations vivent dans des conditions misérables pour les renvoyer chez elles... là où, nous disent les expulseurs, elles vivaient précédemment dans des conditions tout aussi dégradées. Allez comprendre !
Non, ce soir, j'aimerais vous parler de Bernard Thibault et François Chérèque, le nouveau duo comique de la scène syndicale. Il y a un mois, ils étaient les invités d'Arlette Chabot sur France 2 pour présenter leur opposition au projet de loi sur les retraites. Se donnant du Bernard et du François, pour bien montrer à quel point leurs directions confédérales respectives sont dans une phase fusionnelle, ils expliquèrent pourquoi ce projet était néfaste et inadaptée, pourquoi les mobilisations allaient se poursuivre, s'étendre, se multiplier, mais tout en sachant raison gardée. A ce petit jeu, Thibault est bien meilleur que François Chérèque, mais il est vrai que ce dernier est aussi charismatique et plat qu'un flétan en fin de vie.
Thibault et Chérèque délivrèrent en toute fin d'émission l'essentiel de leur message. Ce qui tient en peu de mots, que je traduirais ainsi : « Cher gouvernement, il est encore temps de réagir. Si vous ne voulez pas que le pays sombre dans le chaos social, nous vous en supplions, saisissez la perche que les organisations responsables vous tendent : la question de l'âge de départ à la retraite n'est pas pour nous un sujet tabou. » Ils avaient passé une heure à nous raconter que passer de 60 à 62 ans était une régression sociale pour enfin avouer, en toute fin d'émission, qu'ils ne mettaient aucun préalable à la négociation.
Le 7 octobre dernier, Bernard Thibault était l'invité de RTL, plus précisément de Jean-Michel Aphatie, le chroniqueur éminemment gauchiste de cette radio commerciale. Aphatie a sans doute appris son métier dans les commissariats de l'hexagone, puisque sa tactique consiste à poser une question directe et à empêcher son interlocuteur d'y répondre en le coupant sans cesse. Mais là n'est pas la question.
Bref, Thibault a regretté que le gouvernement soit « par principe, je dirais même par idéologie » favorable à un recul de l'âge de la retraite de 60 à 62 ans. Ce qui en d'autres termes laisse entendre que si le gouvernement ne l'est plus, « par principe ou par idéologie », la remise en cause de la retraite à 60 ans peut se négocier pour une certaine catégorie de salariés.
Mais c'est surtout à propos de la « radicalisation » du mouvement et de l'idée de grève générale que l'échange fut intéressant. Aphatie voulait que Thibault appelle à la grève générale, avoue que la direction confédérale CGT était engagée dans ce processus, peut-être même à son corps défendant. Thibault s'est efforcé de le rassurer et, ce faisant, s'est hasardé à quelques considérations historiques. Si l'on en croît l'actuel secrétaire général de la CGT, la grève générale n'a, je cite, « jamais été pratiquée dans la pratique sociale de notre pays ». Thibault se trompe, à moins que l'on n'ait pas la même définition de ce qu'est une grève générale, c'est-à-dire une grève interprofessionnelle touchant en principe tous les travailleurs dans un pays ou une grève interprofessionnelle nationale de grande ampleur. Ce que Jaurès, pourtant défavorable à la grève générale, expliquait comme suit : « Pour qu'il y ait grève générale, il n'est point nécessaire que la totalité des corporations entre en ligne, il n'est même pas nécessaire que, dans les corporations qui participent au mouvement, la totalité des ouvriers fasse grève. Il suffit que les corporations où la puissance capitaliste est le plus concentrée, où la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le noeud du système économique, décident la suspension du travail, et il suffit qu'elles soient écoutées par un nombre d'ouvriers tel que, pratiquement, le travail de la corporation soit suspendu. » En d'autres termes, le travail de certaines corporations (transports, énergie) est vital à court terme pour le capitalisme et ce sont ces corporations qui sont en mesure d'imposer la grève générale.
Si l'on est d'accord avec cette définition, alors, Bernard Thibault sera d'accord avec moi pour dire que la France a vécu au moins trois grèves générales : en février 1934, en riposte à la manifestation réactionnaire du 6 février ; en 1936, quand la France fut paralysée à la suite de la victoire du Front populaire ; en 1968, enfin, lors de ces beaux mois de mai et juin. Quant au mouvement de 1995, il n'en fut pas une, même s'il a rempli à sa façon la même fonction en paralysant le pays au nom de la défense de la Sécurité sociale et du régime de retraites des fonctionnaires.
Bernard Thibault a déclaré ensuite que la grève générale n'était pas un moyen d'élever un rapport de forces. Ces trois moments historiques ont prouvé exactement le contraire. En 1934, la grève générale permit que s'intensifie le rapprochement entre la CGT réformiste et la CGTU communiste, ce qui allait aboutir à la réunification un an plus tard ; s'en est suivi une vague de syndicalisation des plus remarquables. En 1936, c'est l'aile révolutionnaire de la CGT (trotskystes et anarchistes) qui pousse à l'occupation des usines, et impose au gouvernement de gauche de répondre à ses revendications ; il le fera avec les Accords de Matignon. En 1968, c'est la grève générale qui fait enfin vaciller le gaullisme, donne les Accords de Grenelle, et ouvre la porte à dix années de luttes sociales et sociétales.
Bernard Thibault se trompe ou, plus vraisemblablement, il n'a pas été précis dans sa réponse. Il n'aurait pas dû déclarer : la grève générale « n'a jamais été pratiquée dans la pratique sociale de notre pays », ce qui d'ailleurs n'est pas une bien jolie phrase, même si on en saisit le sens. Il aurait dû dire deux choses intimement liées entre elles. Il aurait dû dire : « Des grèves en se généralisant ont donné des grèves générales », ce qui est historiquement juste puisque les directions confédérales CGT ne furent pas à l'initiative des mouvements de 1936 et 1968. Il aurait dû ajouter : « La CGT, depuis qu'elle a mis en minorité les syndicalistes révolutionnaires à la fin des années 1900, n'a jamais mis en avant l'idée de grève générale. Pourtant l'idée de grève générale était inscrite dans la Charte d'Amiens de 1906 : le syndicat « prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste, et d'autre part, il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans l'avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale. » Il a jeté aux oubliettes l’idée de grève générale parce qu’elle laisse entendre que le syndicat est l'outil par lequel le prolétariat organisé entend faire la révolution sociale, alors que les marxistes, réformistes puis léninistes, nous ont enseigné que le syndicat était réformiste par nature et que la révolution serait l'oeuvre des partis politiques, notamment du Parti communiste avec lequel nous sommes intimement liés depuis la Libération. Sur la question des retraites, notre modérantisme, qui s’explique en partie par le fait que les salariés n’ont plus le sentiment qu’ils sont une force, va nous mener à la défaite. Mais une défaite provisoire, nous comptons bien que, lors des prochaines présidentielles, la gauche l’emporte et révise cette loi dans un sens plus positif pour les salariés. » Si Bernard Thibault avait dit cela, je n'aurais rien eu à objecter.


Si vous désirez en savoir plus sur l'idée de la grève générale :
Miguel Chueca (Textes rassemblés et présentés par), Déposséder les possédants – La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), Agone, 2008.