Antoine Mercier lui demandant si la crise économique actuelle était une crise de la globalisation, voici ce que Jean-François Bayart a répondu : « C’est une crise dans la globalisation, dans le néolibéralisme. Ses origines sont très clairement néolibérales. Mais, contrairement à ce que l’on dit parfois, ses conséquences s’inscriront également dans la globalisation néolibérale. Je ne crois pas du tout en effet que la crise engendrera une déconnection par rapport à cette globalisation. Nous ne sommes pas dans une perspective de sortie du néolibéralisme. Il est même probable, à l’inverse, que la crise radicalise la logique du néolibéralisme. Pour le comprendre il faut accepter l’idée un peu paradoxale que, contrairement à ce que l’on dit souvent, l’État n’est pas la victime de la globalisation mais l’enfant de cette globalisation.

(...) On voit très bien comment la crise va accentuer l’orientation sécuritaire de l’économie mondiale et de l’État-nation simultanément. Le 11 septembre avait déjà renforcé les préoccupations et les prérogatives sécuritaires de l’État sans remettre en cause la libéralisation des marchés des capitaux, des services et des biens. Par exemple, l’État a effectué un retour en force dans la surveillance des flux des capitaux et des flux des voyageurs. Les services secrets américains contrôlent désormais très attentivement les voyageurs transatlantiques avec les fameux scanners corporels dans les aéroports qui arrivent maintenant en Europe. Mais cette surveillance coercitive s’effectue par le biais de compagnies privées de transport qui elles-mêmes demandent à des compagnies privées de sécurité de vérifier les titres de séjour ou les visas de leurs passagers à l’embarquement. Là, on a une très belle forme de renforcement des pouvoirs policiers par le biais de la privatisation, par le bais de la compagnie privée, qui est extrêmement intéressant politiquement. Si vous aviez dû, par exemple, supprimer le droit constitutionnel d’asile en modifiant la Constitution de la Vème République, cela aurait suscité, dans l’opinion française, un émoi considérable. On constate cependant que le droit d’asile a été évidé, jour après jour, en raison de cette délégation à des opérateurs privés, du droit de contrôler les passeports et de refuser ou d’accepter des passagers. De la même manière, la privatisation de la guerre aux États-Unis a permis à l’administration Clinton, avant même l’administration Bush, de faire échapper l’intervention américaine sur des théâtres de guerre à l’étranger au contrôle du Congrès puisque ce sont des personnels privés qui interviennent en Colombie contre la drogue, en Yougoslavie pour soutenir la Croatie contre la Serbie, aujourd’hui en Irak ou en Afghanistan. Ces personnels privés peuvent être engagés sur des théâtres d’opérations, sans approbation du Congrès alors même que ce sont naturellement des faux-nez du Pentagone et de l’Armée américaine.

On le voit, la privatisation de l’État peut aller de pair avec le renforcement de ses prérogatives sécuritaires. C’est quelque chose que nous avons d’ailleurs très bien connu en France sous l’Ancien Régime lorsque la monarchie absolutiste était relayée par les opérateurs privés, notamment par les fermiers généraux qui étaient chargés de prélever l’impôt.
(...) Cette privatisation va profondément transformer la teneur même de nos systèmes politiques. Faut-il encore parler de démocratie ? On peut en douter. Par exemple, la privatisation de la télévision ou de la radio ne va pas nécessairement de pair avec le désengagement du contrôle des autorités politiques de l’information. On le voit nettement en Italie, avec le phénomène Berlusconi, mais on le voit également en France où l’on ne peut pas dire que l’Élysée soit aujourd’hui moins présent dans le paysage médiatique qu’il ne l’était il y a quelques années ou même dans les années 1960, à l’époque de l’ORTF. Donc, la privatisation peut aller de pair avec une remise en cause de la démocratie.
L’évolution du vocabulaire est sur ce plan significative. On parle de moins en moins dedémocratie et de plus en plus de gouvernance, terme extrêmement technocratique. On parle de régulation, on ne parle plus de pouvoir, on ne parle plus de dimension politique. La gouvernance, c’est un peu Foucault sans le pouvoir, un concept assez surréaliste. De plus en plus on nous parlera à propos de l’Afrique sub-saharienne de la nécessité de la bonne gouvernance. Mais on ne parlera pas de l’impératif catégorique de la démocratie, de la souveraineté nationale, de la liberté.

Donc, je crois que la teneur même de nos sociétés politiques est en train d’évoluer et que sous couvert de dépolitisation, on va voir émerger des pouvoirs autoritaires qui échapperont de plus en plus non seulement au contrôle du peuple mais même à la délibération des peuples. C’est une évolution extraordinairement préoccupante et liberticide. »

A celles et ceux que l'écoute de ces propos accablerait, je ne peux qu'offrir cette phrase célèbre de Antonio Gramsci, inspirée de Romain Rolland : « Il faut allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté. »