A la fin des années 1960, Studs Terkel sillonne les Etats-Unis avec son magnétophone et interviewe des centaines de personnes sur la « décennie noire », celle qui débute un Jeudi d'octobre 1929 à Wall Street et se clôt avec l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale.
« Hard times » n'est pas un livre d'histoire, c'est un « livre de souvenirs ». Comme le dit Studs Terkel, « ce n'est pas un « dossier judiciaire » ni un traité de sociologie. C'est une tentative pour raconter l'holocauste appelé Grande Dépression à partir des témoignages d'un échantillon aléatoire de survivants. » Holocauste, le terme est extrêmement fort, mais il traduit bien la façon dont beaucoup d'Américains ont vécu cette période : en s'effondrant, la bourse a anéanti bien plus que des situations économiques et des statuts sociaux ; elle a tué un temps le rêve américain et traumatisé une société entière.

Qui sont-ils ces survivants qui acceptent de se confier à Studs Terkel ? Ce sont des hommes et des femmes, enfants, adolescents ou déjà adultes quand le ciel capitaliste leur est tombé sur la tête sans crier gare. Ils étaient riches, pensaient l'être devenus en spéculant ou n'avaient connu que la misère. Ils croyaient au rêve américain, s'y accrochaient ou en avaient déjà goûté la facticité. Ils étaient politiciens, ouvriers, employés, agriculteurs, truands, artistes, étudiants, pasteurs, industriels ou commerçants. Ils étaient blancs, noirs, chicanos, immigrants de fraîche date ou dignes descendants des premiers pionniers. Ils habitaient une mégalopole industrielle et culturelle ou un trou perdu du Midwest. Beaucoup croyaient au ciel, certains n'y croyaient pas, ou si peu. Ils étaient Démocrates ou Républicains, parfois socialistes ou communistes, syndicalistes ou anti-rouges, applaudissaient aux discours des fascistes et des pasteurs fondamentalistes. Ils adoraient Franklin Delanoe Roosevelt ou vouaient aux gémonies cet homme à la voix insupportable manipulé par les bolcheviks.

Ils parlent avec pudeur ou racontent sans fard comment ils ont traversé l'apocalypse : les journées sans repas, les maisons que l'on quitte pour des réduits insalubres ou pour un Hooverville (autrement dit, un de ces bidonvilles nés sous la présidence de Herbert Hoover entre 1929 et 1933), les terres que l'on abandonne pour se faire salarié agricole, le recours aux services sociaux et la mendicité, le pays que l'on sillonne pour y vendre sa force de travail, les petits boulots que l'on enchaîne et qui ne nourrissent pas, la débrouille individuelle, les arnaques à la petite semaine, les logiques de survie et la solidarité, les suicides, l'éclatement des familles, les matraques policières s'abattant sur les manifestants et les vagabonds, les portes qui se ferment au passage des gueux et celles qui s'ouvrent pour soulager leurs maux.

Certains parlent de leur fierté de s'en être sorti à la seule force du poignet, car en Amérique, on se doit de se débrouiller seul, envers et contre tous, puisque « la pauvreté est toujours un signe de paresse » ; d'autres évoquent ces malheureux, « bouffés par leur orgueil », qui préféraient la mort plutôt que l'assistance. Car tous ne vivaient pas la misère de la même façon. Les Noirs avaient l'habitude de la vie précaire, des logements indécents, des salaires de misère, des repas grossiers et des discriminations. Les prolétaires blancs acceptaient de survivre grâce à la solidarité nationale. Les classes moyennes, par contre, projetées si violemment dans la misère, vivaient leur déclassement social comme un véritable calvaire, refusant de se mêler aux basses classes de la société pour se nourrir et se soigner.

Certains plient, rompent ; d'autres se redressent et luttent. Souvenirs de grèves et d'occupations d'usine, de manifestations paysannes, de revendications que l'on porte, de syndicats qui émergent, de lois sociales adoptées, d'huissiers que l'on chasse des fermes mises aux enchères. La « décennie noire » se teinte de rouge : les réformes sociales les plus importantes sont arrachées par les travailleurs, unis et en lutte ; le fait de se syndiquer n'est plus perçu comme honteux, comme une preuve de faiblesse individuelle, d'incapacité à se prendre en charge soi-même. Et en lisant les témoignages de ces prolétaires en colère, on comprend mieux pourquoi l'agitation sociale de ces années-là a marqué les esprits. Car dans les années 1930, l'Amérique libérale a vacillé, l'Amérique des milices anti-ouvrières a vacillé... et si l'heure n'était pas au « socialisme », elle était au moins à la renégociation des termes de la domination dans un sens plus favorable aux intérêts des travailleurs. Roosevelt et son New Deal ont sauvé le système en imposant à un Big Business ébranlé par la crise des régulations économiques et sociales. Hitler a sauvé l'Amérique, car c'est la guerre qui a relancé l'industrie et fait baisser le chômage. C'est la guerre qui a permis à l'Amérique de retrouver foi en son rêve.

En près de 600 pages d'interviews donnés brut, ce livre nous apporte bien plus qu'un témoignage sur l'Amérique d'hier, sur son « âme ». Il est également une peinture de l'Amérique d'aujourd'hui. Une Amérique sans mémoire sociale, dominée par l'individualisme et la violence(1). Une Amérique obnubilée par l'accumulation des biens et leur protection, comme si elle avait gardé en mémoire la décennie noire de la dépossession.


(1) J'en veux pour preuve la puissance actuelle du mouvement Tea Party d'inspiration libertarienne et l'incapacité d'une majorité d'Américains à se mobiliser pour défendre l'instauration d'un système de protection sociale solidaire, d'inspiration social-démocrate. Le projet de Barack Obama, beaucoup plus modéré, ne fait d'ailleurs même pas l'unanimité...