Ecoutez ceci : « Déjà la cohue des rues a quelque chose de rebutant, quelque chose contre quoi la nature humaine s'insurge. Ces centaines de milliers d'individus de toutes classes et de toutes conditions qui passent en se coudoyant les uns les autres ne sont-ils pas tous des hommes, ayant la même nature et les mêmes facultés et le même intérêt à être heureux ? N'ont-ils pas tous en somme, à rechercher leur bonheur par les seuls et les mêmes moyens et chemins ? Et pourtant ils passent en courant les uns près des autres, comme s'ils n'avaient absolument rien de commun, rien à faire les uns des autres ; et pourtant le seul accord qui existe entre eux, c'est la convention tacite que chacun se tienne sur la partie du trottoir qui est à sa droite, afin que les deux courants (...) qui se précipitent parallèlement ne se retardent pas l'un l'autre ; et pourtant, il ne vient à aucun l'idée d'honorer les autres ne fut-ce que d'un regard. Cette brutale indifférence, cet isolement impitoyable de chaque individu sur ses intérêts particuliers produisent un effet d'autant plus rebutant, d'autant plus blessant, qu'un plus grand nombre de ces individus se pressent ensemble sur un petit espace ; et quoique nous sachions que cet isolement de l'individu, que cet égoïsme borné est partout le principe fondamental de notre société d'aujourd'hui, il ne s'étale nulle part aussi impudemment, aussi consciencieusement que dans la foule de la grande ville. La décomposition de l'humanité en monades, dont chacune a un principe de vie à part et un but à part, le monde des atomes, cela est ici poussé à son plus haut point. »

N'est-ce pas là une belle présentation de nos sociétés contemporaines, post-modernes selon certains ? Pourtant, ce texte n'a pas été écrit hier, ni même dans ces années 1960 au début de l'ère du « métro-boulot-dodo ». Non, ce texte date de 1845. Son auteur n'est autre que le célèbre Friedrich Engels, compagnon de Karl Marx. Il l'a écrit à la suite d'un séjour dans les grandes cités ouvrières d'Outre-Manche, séjour qui lui donna l'occasion d'écrire son premier ouvrage, La situation des classes laborieuses en Angleterre, tableau terrible de la misère effroyable frappant le prolétariat anglais de Londres, Manchester et d'ailleurs. Ce fils d'industriel allemand, âgé de 25 ans, en revînt révolté.

160 ans plus tard, ce court texte n'a rien perdu de sa pertinence. Les politiques néolibérales que nous subissons depuis plus de vingt ans veulent faire de nous des êtres calculateurs, des homo economicus indifférents aux autres, seulement concernés par leur survie économique, leur réussite sociale et leur confort personnel ; des homo economicus apathiques et auto-centrés, narcissiques voire misanthropes, à l'écoute de leur Moi profond et des bonnes affaires commerciales du jour. Gilles Lipovetsky écrit : « Veiller à sa santé, préserver sa situation matérielle, se débarrasser de ses « complexes », attendre les vacances : vivre sans idéal, sans but transcendant est devenu possible (...) Fin de l'homo politicus et avènement de l'homo psychologicus, à l'affût de son être et de son mieux-être » (L'ère du vide – Essai sur l'individualisme contemporain, 1983). Pour Wendy Brown, « le citoyen néo-libéral type est celui qui choisit stratégiquement, pour lui-même, entre les différentes options sociales, politiques et économiques ; non celui qui oeuvre avec d'autres à modifier ou à rendre possibles ces options. » (Les habits neufs de la politique mondiale – Néolibéralisme et néoconservatisme, 2007). Il est à cent lieues du « citoyen », cette abstraction rousseauiste habitée par l'idéal du « bien commun » et de l'intérêt général. Mais heureusement beaucoup d'entre nous refusent de se soumettre, d'accepter l'atomisation sociale, la guerre de tous contre tous et les anti-dépresseurs qui nous permettent de tenir le coup, encore et encore. Lorsque l'on fait grève, on ne défend pas seulement son bifteck, on crée et on s'approprie un espace collectif de parole. On est acteur de sa vie et non une victime. On grandit, on mûrit, on apprend à se connaître et à connaître celles et ceux que l'on côtoie.

Hommage, respect et solidarité avec celles et ceux qui luttent, tentent, imaginent, osent et se refusent à courber l'échine. Hommage notamment à Xavier Mathieu et aux salariés de Conti, condamnés en juillet dernier pour le saccage de la sous-préfecture de l'Oise au printemps dernier. A eux, je dédie ces mots de Max Stirner : « La société repose sur mon renoncement, mon abnégation, ma lâcheté, sur ce qu'on appelle humilité. Mon humilité lui donne du courage, ma soumission fait sa domination. »